Le Kamae : utilité  et  structuration.

Il peut sembler étonnant dans une discipline martiale comme l’Aïkido qui veut tendre vers la liberté, la spontanéité et le naturel,  de parler d’une garde initiale, donc du Kamae. Le kamae ou garde d’entrée  est, par définition même,  une posture très marquée, conventionnelle et statique.

L’idéal en Aïkido, ne serait –il pas justement de ne pas en avoir de garde et d’être toujours prêt ? Et que dire d’une posture préparatoire lorsque l’attaque – de quelque nature qu’elle soit –  s’effectue en totale surprise ?

Et pourtant il existe au  moins un Kamae de base en Aïkido dans la pratique à mains nues. Et de nombreux Kamae sont répertoriés en  Aïki- Ken et Aïki-Jo.

Le Kamae idéal doit répondre à 2 exigences fondamentales : réduire sensiblement la surface corporelle présentée à un adversaire potentiel, et permettre un déplacement rapide autant vers l’avant que vers l’arrière et que latéralement.

C’est en conséquence  la position de 3 / 4 qui est adoptée classiquement en Aïkido avec le poids du corps réparti à égalité sur chaque pied.  Les pieds sont peu ouverts, on parle d’écartement des « épaules » et si la garde est avec un Hanmi (positionnement)  avec  le pied droit devant, le gauche est en position légèrement ouverte derrière le droit. Le grand orteil droit forme avec le talon du pied  gauche et la pointe du pied gauche un triangle dirigé vers l’opposant.  Cette position particulière des pieds est caractérisée de « San Kakuro ».

C’est cette position qui est supposée permettre de se déplacer de façon quasi immédiate dans presque toutes les directions.  Cette exigence de ne pas déterminer à priori une direction  pour l’esquive ou le pas d’entrée,  conditionne aussi un assez faible écartement des pieds d’où un transport facile du poids d’un pied à l’autre.  Ici, très clairement,  plus les pieds sont écartés,  plus on est stable, certes, mais plus il sera difficile d’amorcer certains déplacements.

Par contre et bien que la posture de base en Aïkido à mains nues suppose un poids réparti à égalité sur chaque pied, si le Kamae doit précéder une entrée directe type Irimi, il est alors indispensable de mettre plus de poids sur le pied avant. Typiquement,  celui-ci s’ouvre alors un peu dans le cas d’une entrée directe pour réaliser IRIMI NAGE. Cf. mon article sur les déplacements, revue  Dragon spécial de juin dernier.

Concernant le haut du corps, autrefois les mains étaient ouvertes et dirigées vers l’avant ;  c’était véritablement un Kamae très marqué. La posture de Nakazono Sensei, image prise à la fin des années 50, sur la photo P1 le montre très bien.

Très vite ce positionnement des mains est devenu plus discret pour tendre vers une posture très naturelle où les bras et mains sont le long du corps. On parle alors de Mu Kamae et ce malgré la position du corps  qui reste de 3 / 4.  Le caractère Mu en japonais (Wu  en Chinois) est un privatif qui est utilisé aussi en négation simple : Mu Kamae peut se traduire par  « sans Kamae apparent ».

Plusieurs méthodes d’auto-défense actuelles  préconisent une absence complète de posture d’entrée. Cela parce qu’une garde d’entrée est déjà une provocation vis-à-vis d’éventuels et potentiels agresseurs. Mais, de plus,  cette « prise de Kamae » bien visible,  renseigne les opposants sur le caractère entrainé ou expérimenté  de celui qui l’effectue.  C’est donc tactiquement assez défavorable dans une situation  conflictuelle réelle.

 

En Aïkiken.

C’est dans la pratique du Ken que l’on trouve historiquement le plus de Kamae. Cela en fonction des écoles et des situations propres aux combats avec sabres.

Trois niveaux de garde sont distingués.

Au niveau bas, sous la ceinture, Gedan Kamae . Le   Ken ouvert,  tenu à 2 mains, pointe vers le bas et vers l’extérieur droit.

Au niveau intermédiaire (Ventre, poitrine) c’est la garde Chudan Kamae  aussi appelée  « Seïgan » ». C’est la plus répandue. Le Ken est devant soi,  tenu à 2 mains, pointant vers les yeux de l’opposant qui est supposé avoir également un sabre.

Au niveau haut : Jo Dan Kamae : garde haute, typiquement au-dessus de la tête, Ken toujours tenu à 2 mains.  De nombreuses autres gardes sont utiles et très pratiquées :  Haso Kamae, Waki kamae, etc.

Dans la pratique habituelle en Ken Taï Ken avec Nishio Sensei,  celui-ci préconisait une posture caractérisée de Mu-Kamae avec le Ken tenu à une main, la droite bien sûr, les bras le long du corps le Ken pointant alors la ligne médiane entre les 2 pieds. (Cf Photo…).  Son caractère simple et naturel ne préjugeait en rien la capacité de réagir contre tout type d’attaque au sabre d’un adversaire en coupe ou piqué.

Mais l’élément constant, quel que soit  l’école ou le style c’est la répartition du poids sur les pieds : dès l’instant où l’on a un Ken ou un katana dans les mains, le poids du corps est mis au moins pour ses 2 / 3 sur le pied avant,  marquant ainsi le caractère résolument offensif de la situation. Le talon gauche est donc très légèrement levé.

Et pour le rendre encore plus clair, la position des pieds  de San Kakuro (position triangulaire où un pied est derrière l’autre) est abandonné dans la plupart des Kamae (sauf Waki Kamae) pour une position où les 2  pieds  sont un peu plus fermés et presque sur les lignes parallèles.

 

En Aïki-Jo.

C’est là où les pratiquants d’Aïkido, qui se sont attachés  à suivre l’enseignement de Nishio Sensei ont eu le plus de changements à réaliser.

Un Kamae au Jo très classiquement mis en œuvre  avant l’arrivée de Nishio Sensei, consistait à tenir le Jo  de la main droite, verticalement posé au sol devant soi. L’intérêt était surtout pédagogique. La situation était très claire.  Mais Nishio Sensei tenait cette posture pour erronée : elle permettait de montrer immédiatement à son opposant la longueur du Jo.

Erreur fatale, sûrement autrefois.  Mais, de nos jours,  où tous les Jo ont la longueur standard de 1 mètre 28,  on pouvait se demander ce qui restait à cacher.  Malgré cela il n’était pas question d’utiliser cette garde avec Nishio Sensei. Venant du monde du JO DO, la pratique généralisée en Aïkido du Jo Taï Jo lui était indifférente. Il ne l’a jamais enseigné.  Seul le travail en Jo Taï Ken , donc bâton contre sabre se pratiquait avec lui . Et là il fallait prendre à chaque fois des  gardes très naturelles et riches de possibilités.

Deux Kamae au Jo étaient particulièrement utilisées par Nishio Sensei. Elles  se plaçaient toutes deux  au niveau Chu Dan avec comme objectif de cacher la longueur du Jo,  donc avec un Jo dirigé vers les yeux de l’opposant. La première s’effectue  pied droit devant, avec le Jo à gauche, tenu au milieu avec la main gauche et les 2 doigts (index et majeur) de la main droite cachant la section du Jo.

L’autre se fait aussi avec pied droit devant mais le Jo est à droite, tenu en son milieu cette fois par la main droite et orienté de façon très précise vers l’œil gauche de Uké.  Si Uké ferme son œil droit il ne voit que la section du Jo sans en appréhender la longueur.  

Cette précision sur l’orientation vers l’œil gauche rappelle une fois encore le rôle différent joué par les 2 hémisphères du cerveau, celui de droite commandant le côté gauche et inversement.  Ce n’est pas aussi simple, loin s’en faut pour les yeux. Mais la précision de positionnement était très importante.  Avec le Jo ainsi positionné, Nishio sensei  considérait que l’opposant, avec un sabre, ne pouvait pas attaquer. L’ouverture du Jo seule, ne fut-ce que de 2 ou 3 cm,  permettait à Uké d’amorcer son attaque.

 

Le Kamae du mental.

Lorsque des armes,  telles qu’un Boken ou qu’un Jo et a fortiori un Katana sont en œuvre, l’intention  de celui qui a l’arme à la main est claire et le Kamae prend tout son sens. C’est déjà un peu moins vrai dans le cas de l’utilisation du couteau,  qui peut-être souvent caché jusqu’au dernier moment.

Mais dans un contexte à mains nues, ce qui est le plus gênant dans la mise en place d’un Kamae, c’est l’immobilité même fugitive qu’il  suppose. Dans une situation un tant soit peu réelle, une telle attitude aussi marquée,  est révélatrice d’intentions, et simultanément de capacités de défense ou de combat. C’est donc techniquement contre-productif.

À mains nues la  mise en place d’un Kamae  ne se justifie facilement que dans le cadre d’une démonstration, entre autre pour l’aspect pédagogique.

Dans un contexte plus normal,  voire de réel conflit, un  Kamae risque, si on n’y prend garde, de focaliser l’attention sur cette posture de celui qui s’y complait.  Le Kamae  semble ainsi même s’opposer  à la mise en place  de l’état d’esprit réellement nécessaire : celui d’une vigilance extrême.

En effet, plus important que le Kamae du corps,  doit être en définitive le Kamaé de l’esprit, ou la posture mentale. Et celle-ci est facile à résumer : c’est la vigilance, l’attention, la présence parfaite ici et maintenant. Cela suppose une présence totale, qu’on caractérise aussi de « pleine conscience ».

Cette conscience aigüe de l’instant présent, dont Nakazono Sensei nous parlait longuement dès les années 60, le Naka Ima (ici et maintenant), doit nous permettre de mieux appréhender le flux continument changeant de tout ce qui nous entoure. Il ne s’agit pas d’être particulièrement rapide ou d’avoir des réflexes très affutés, mais être simplement en totale harmonie ou connexion avec tout ce qui nous entoure donc aussi avec notre éventuel opposant.

C’est dans cette posture mentale très particulière et pourtant naturelle, caractérisée aussi de MUSHIN, l’esprit sans fixation,  que toutes les disciplines martiales japonaises révèlent leur profonde connexion avec le Zen.

 

Le Zen, son esprit, sa pratique, supposent  que l’on soit en parfaite harmonie avec la vie, sans vouloir ni l’arrêter, ni la saisir, ni interrompre son développement.

Cette attitude mentale particulière de prise en compte directe du flux de la vie, sans l’intermédiaire d’images, de concepts ou de formes figées est ce qui caractérise l’état de Mushin. Celui-ci est aussi très proche du concept taoïste Chinois  de Wu –Wei (« Non-action » littéralement).  Il imprègne tous les arts martiaux et a trouvé son expression la plus haute dans l’escrime et les arts du sabre : Iaïdo, Kendo, Ken-Jutsu, etc.

Cette attitude mentale, le Mu-shin,  est fortement connectée à la garde appelée Mu-Kamae. Celle -ci est en effet supposée  permettre une relaxation physique, un lâcher prise au niveau du corps. Et ce relâchement  à son tour favorise la concentration mentale, la disponibilité complète du corps et de l’esprit, ici et maintenant, à l’écoute et en totale connexion avec l’environnement donc avec l’adversaire.  (1)

Ainsi quand il faudra parer ou  attaquer ou simplement esquiver en bougeant,  ce ne sera pas sur une réaction  réflexe mais une action en totale harmonie avec le geste de son opposant sans aucun décalage de temps.

La réponse à l’évènement doit être immédiate et spontanée, donc sans l’intervention d’une opération mentale d’analyse et de calcul.  Cette mise en  application des principes du Zen dans l’art du sabre a été longuement commentée par le moine Takuan Soho (16° siècle) : « Lorsqu’on tape dans ses mains, le son se dégage immédiatement. Le son n’attend ni ne pense avant de sortir. Il n’y a aucun état intermédiaire, un mouvement succède à un autre, sans l’intervention du mental conscient….. Que votre défense suive l’attaque sans intervalle  et il n’y aura pas deux mouvements séparés appelés attaque et défense. » (2).

Le Kamae parfait est le Mu-Kamae : il n’est pas visible, il est simplicité et relâchement au niveau physique mais présence et conscience aiguë de l’instant présent pour ce qui est de l’esprit. Il est la pure expression du Zen dans l’art martial qu’est l’Aïkido.

 

Paul Muller

(1) « Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc »  d’Eugen Herrigel    Ed. Dervy.

(2) « L’impassible compréhension » de Takuan Soho selon la traduction du Dr  D.T. Suzuki.