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Quel est l’Aïkidoka qui n’a jamais entendu comparer sa discipline à un ballet ?

Et si des néophytes l’interprètent ainsi c’est certes dû à la présence des Hakamas qui soulignent et amplifient les mouvements des pratiquants en action, mais aussi simplement parce que l’Aïkido impose de nombreux, amples et parfois complexes déplacements.

Et pourtant malgré l’apprentissage quasi systématique par les débutants des Taïsabaki de bases dès les premières séances, bien rares sont les enseignements ou les enseignants qui se concentrent sur cet aspect.

Au début de la pratique c’est plutôt le travail des mains qui focalise toute l’attention du débutant. La discipline apparaît comme complexe à la plupart des nouveaux inscrits et c’est une façon de sérialiser les problèmes que de travailler d’abord sur le haut du corps et en particulier sur l’activité des mains. Autant les siennes propres que celle du partenaire – adversaire (Uké ou Aïte).

Pourtant aucune technique ne peut s’exécuter sur place, à part - et à tort - Nikyo Ura en Aïhanmi Katate Dori.

C’est tout-à-fait différent dans des disciplines martiales voisines où les frappes sont la norme : Karate, Boxes, Taï Kwondo, etc. Dans ces disciplines pieds et poings, la distance est un facteur si important que le travail des déplacements prend une proportion qui peut aller jusqu’à 50% de la durée d’un cours.

C’est en effet la clé pour une pratique martiale : le MA AÏ. Même réduit à son acceptation la plus restrictive de « distance », si celle-ci n’est pas la bonne, il n’est pas possible de frapper. À « grande distance » c’est le pied qui convient. Un peu trop près et le pied ne convient plus, mais le poing peut faire l’affaire ; encore plus près et le poing est inadapté mais une frappe avec le coude ou le genou (ou coup de tête …) est possible.

Il en est bien sûr tout à fait de même en Aïkido : pas d’action correcte sans distance parfaitement adaptée et pas de distance adaptée sans déplacement précis en amplitude et en timing.

Parmi les experts japonais que j’ai suivis durant de nombreuses années, les 2 qui ont le plus travaillé sur l’enseignement des déplacements sont Chiba Sensei et Nishio Sensei. Ils ont tous 2 développé de nombreux exercices pour le travail des déplacements et cela, à mains nues et aux armes (Ken et Jo).

À de nombreuses reprises j’ai revu les mêmes notions de placements et de déplacements d’abord avec Chiba Sensei dans les années 70 et 80, puis avec Nishio Sensei à partir de 1986 jusqu’à sa disparition en 2005.

Pour illustrer quelques enseignements dans ce domaine et pour parler de façon concrète, je me propose d’examiner 2 techniques de base (des Kihon) qui malgré leur caractère très classique donnent lieu à de nombreuses fautes en entrée. Cela même pour des ceintures noires aguerries.

D’abord pour les attaques : impossible d’attaquer en Shomen - pour Uké- si la distance n’est pas assez proche (un pas) ou trop proche (arrive plus rarement). Ce sont des situations très fréquentes surtout au sein de notre discipline où des attaques sont parfois effectuées hors distance et donc sans aucune chance d’atteindre Tori, même s’il ne bouge pas.

Pour aller plus loin, on va supposer l’attaque correcte et effectuée à la bonne distance.

Les erreurs de déplacements les plus classiques ou les plus fréquentes déjà dans l’entrée, sur des Kihon (techniques de bases à partir desquelles les autres techniques apparaissent comme des variations) pourront être étudiées sur : Irimi Nage Ura sur Shomen Uchi et Shiho Nage Omote sur Yokomen Uchi.

En les analysant on va mettre en lumière le rôle fondamental du déplacement en Aïkido en particulier ici en entrée de mouvement.

Il faut d’abord définir quelques termes : le « Ken Sen » (litt. « la ligne des sabres ») est la ligne imaginaire, qui est la projection au sol de la ligne qui relie les 2 centres des pratiquants, Uké et Tori.

L’ « Axe du pied » est défini par la ligne qui passe par le centre de la cheville et le 2° orteil (celui voisin du gros orteil).

 

Shomen Uchi Irimi Nage. Supposons l’attaque correcte et effectuée par Uké avec la main droite et l’avancée simultanée du pied droit.

La première erreur la plus fréquente est de voir Tori, celui qui doit esquiver et exécuter le mouvement, déplacer d’abord son pied avant (le pied droit), en pas glissé, vers la gauche. Ceci pour échapper à la frappe. Puis tout de suite après Tori effectue le 1er pas du Taïsabaki en avançant enfin son pied gauche derrière le pied avant d’Uké.

C’est une double perte de temps. Le temps de déplacer le pied avant sur la gauche est perdu. Cela correspond si l’on examine le mouvement à une très légère rotation vers la gauche. Puis le premier pas du Taïsabaki s’effectue enfin (phase 2), et il prendra plus de temps, car il faut à présent tourner en sens inverse, donc vers la droite pour Tori et donc compenser la rotation parasite précédente. À partir de là, Uké ayant eu la gentillesse de ne pas bouger et d’attendre ( ! ), le 2° pas du Taïsabaki peut s’effectuer avec l’accentuation de la mise en déséquilibre de l’attaquant.

Cette « erreur » ou simplement cette façon de faire est presque toujours consécutive à une erreur précédente de placement. Pour effectuer un Irimi Nage sur une attaque rentrante directe telle que Shomen Uchi, il faut que Tori puisse « entrer » sur l’attaque immédiatement avec l’avancée, (très grand pas à faire) du pied arrière. Et pour ce faire, avoir 70 à 80 % du poids du corps sur le pied avant, avant même que l’attaque ne se produise.

Voir en vidéo l'entrée à éviter

Voir en vidéo l'entrée correcte 

Ce point est apparu si important à Chiba Sensei qu’il lui a consacré une après-midi complète de stage à Bruxelles dans les années 74 ou 75.

C’est avec le Bokken que Chiba Sensei nous a fait travailler à la fois le placement d’entrée : poids du corps sur le pied avant et le déplacement d’entrée immédiat avec le pied arrière. D’abord ce fut la pratique au Ken en solo avec une attaque en Shomen Uchi à partir de la garde Waki Kamae. Et de façon symétrique à droite et à gauche.

Cette garde suppose précisément que le poids du corps soit majoritairement sur le pied avant et le sabre mis en arrière sur le côté du pied arrière ; puis on avance immédiatement ce pied arrière en coupant en Shomen ce qui assure à la fois l’esquive et la contre-attaque en Shomen. Puis pratique toujours au Ken mais à 2 avec Uké attaquant en Shomen direct (pas glissé) avec son Boken et Tori qui répond de même mais à partir de Waki Kamae.

Puis vient la mise en œuvre à mains nues. Même déplacement, toujours sur une attaque en Shomen Uchi à mains nues cette fois, la droite par exemple ; mais au lieu de frapper en Shomen Uchi, Tori sur le même pas frappe à présent en Chudan Tsuki au niveau des côtes flottantes avec le poing gauche.

L’avantage de ces exercices, c’est qu’ils modifient aussi profondément l’image mentale du 1er déplacement, donc de l’entrée. D’une vision de déplacement avec un bras qui se lève pour dévier l’attaque ou se protéger, on passe à une action extrêmement incisive de frappe sur l’attaque Shomen (avec la main arrière) tout en conservant le mouvement de déviation habituel avec la main avant.

Le plus extraordinaire c’est que près de 20 ans après cet apprentissage mémorable sous la direction de Chiba Sensei, nous avons remis ça presque de la même manière avec Nishio Sensei. À ceci près qu’au lieu de frapper les côtes flottantes de Tori avec le poing gauche c’est avec une main gauche tendue cette fois que les doigts frappent la gorge d’Uké.

 

Une autre erreur très fréquente sur l’entrée de ce mouvement est une amplitude de pas insuffisante en phase 1, donc une avancée insuffisante du pied arrière de Tori (donc son pied gauche). Dès que la rotation de Tori sur ce pied s’amorce, il se retrouve alors devant Uké avec son pied gauche voire avec les 2 pieds. Kaïshi Wasa (« contre-technique ») très facile pour Uké : Aïki Otoshi. Le pas (qui peut se faire en 2 fois en pas glissés, Tsuki Ashi) doit être assez ample pour que le pied gauche de Tori, le pied pivot, se retrouve au point A de la figure 2. Ce point est géométriquement très précis. C’est le sommet d’un triangle équilatéral dont les autres 2 sommets sont les 2 talons d’Uké. Et il faut de plus effectuer ce premier pas en anticipant un déplacement éventuel des pieds d’Uké.

Cette définition de la position exacte du pivot du Taïsabaki en Irimi Nage Ura, était la même pour Chiba Sensei et Nishio Sensei.

Un Henka Wasa élégant et dangereux qui permet d’utiliser « à bon escient » la première erreur, consiste pour Tori à poursuivre le glissé du pied droit (le pied avant) pour pivoter dans la mise en œuvre du Taïsabaki, en sens inverse du sens habituel, ce qui permet très naturellement de frapper le visage d’Uké avec le coude ou le bras gauche et poursuivre ensuite l’Irimi-Nage Ura comme d’habitude. C’est une variante également très efficace sur une attaque Jodan Tsuki.

Pour voir ces mouvements réalisés en vidéo consulter le site : www.aikido-paul-muller.com

 

Yokomen Uchi SHIHO NAGE Omote. On suppose l’attaque effectuée correctement par Uké avec la main droite qui vise la tempe.

 

Une erreur notoire de déplacement en entrée, apparaît très fréquente. Peut-être plus encore dans notre fédération, la FFAAA, qu’ailleurs. Tori, au moment de l’attaque en Yokomen vers sa tête, au lieu de faire un pas très limité avec son pied arrière (le droit ici) amorce un véritable Taïsabaki qui l’amène à s’approcher si près d’Uké que même un coup de tête est possible (aux 2 !). Parfois Uké, l’attaquant continue alors aussi à tourner sur son pied avant. C’est tellement surprenant et dangereux que je me suis toujours demandé d’où venait cette façon de faire. J’ai interrogé de nombreux collègues et aucun d’entre eux n’a reconnu la paternité de cette entrée. Ce mode opératoire me fait immanquablement penser à ces exercices de déplacement en Taïsabaki (Irimi tenkan) simultanés qui était d’abord présenté par Noro Sensei dès son arrivée en France. Les 2 partenaires se faisaient face, même pied en avant puis amorçaient une série de Taïsabaki en parfait synchronisme. Au moment de l’avancée du premier pas ils étaient alors face à face, à se toucher. Est-ce une simple confusion entre cet exercice pédagogique, repris par de nombreux enseignants et l’application en Yokomen Uchi Shiho Nage ?

Voir en vidéo l'entrée à éviter

Voir en vidéo l'entrée correcte

La seule façon correcte de faire, celle qui met en œuvre les principes d’IRIMI et de MA-AÏ, est pour Tori d’effectuer, au moment où la frappe en Yokomen Uchi arrive, un pas très limité avec le pied arrière. Ce pas doit laisser son pied droit (phase 1 fig. 4) juste derrière la perpendiculaire au Ken Sen qui passe devant le pied gauche (de Tori). Et tout de suite après, le pied gauche se retire aussi pour une rotation très limitée (phase 2). Comme pour Irimi Nage, le placement du pied gauche a été parfaitement défini par Nishio Sensei. Non seulement il ne faut pas dépasser la ligne imaginaire qui forme la perpendiculaire au Ken Sen, mais le pied droit est déjà tourné pour faciliter la rotation qui suit. Nishio Sensei a expliqué ici que juste au moment du placement de ce premier pied par Tori, les 2 axes de chaque pied devaient se croiser sur le point G (fig. 4). Ce point est la projection sur le sol du centre de gravité de l’attaquant.

L’autre erreur très répandue dans cette entrée est pour Tori de parer la main qui attaque au lieu de frapper le visage. Mais ici on quitte l’étude des déplacements.

Pour cette technique aussi, il est conseillé au lecteur de jeter un coup d’œil sur les vidéos du site :

www.aikido-paul-muller.com  pour avoir une approche plus globale.

 

 

En conclusion, les déplacements sont des fondamentaux dans tous les arts martiaux. C’est aussi vrai pour l’Aïkido.

Si l’on doit bouger suite à une saisie ou à une attaque quelconque, c’est pour être immédiatement en meilleure position - notion d’IRIMI - et simultanément pour permettre l’exécution d’un mouvement dans les meilleures conditions. Pour cela être exactement à la « bonne distance », le MA-AÏ, physique et mental.

Ce travail ne se termine jamais et fait dire que le but de la pratique, c’est la pratique, pour ellemême.

C’est cette recherche permanente d’une connexion parfaite avec son Uké/ Aïte qui est le cœur du cheminement sur la « Voie », le Do.

 

Paul Muller Shihan, 7° Dan Aikikaï. Responsable de la Commission technique et Formation (CTF) de la FFAAA.

Mars 2018.